LA PORTE DÉROBÉE

LA PORTE DÉROBÉE

Réalisateur : Maurice Failevic

Le film :  Le franc-tireur

L’année : 1978

Avec : Bernard Le Coq, Yves Pignot, Bernard Maguelon

Disponible L’oeil du témoin édition Collection Ciné-Club TV

« J’ai tellement pas envie d’y aller… et si je n’y allais pas, au fond…» nous dit un homme immobile devant la fenêtre de son salon.

Devant lui, un nouveau décor urbain, les tours du 13ème arrondissement, fraîchement posées, qui trônent dans un ciel gris ferraille.

C’est l’histoire non pas d’un homme qui ne veut plus travailler mais plutôt celle d’un homme qui ne veut plus aller au travail, la nuance est là et a bel et bien son importance dans cette fable moderne.

Nous sommes en 1978.

Les paroles de cet hommes sont ceux d’un cadre moyen, Jacques Maréchal incarné par l’acteur Bernard Lecoq, personnage en demi-teinte tout droit sorti de l’imagination de deux hommes, Maurice Failevic et Jean-Claude Carrière, pour un téléfilm diffusé sur TF1 et produite par la SFP.

Rare d’entendre de tels propos à la télé, surtout à une heure de si grande écoute, sur une chaine nationale.

Car ce qu’exprime à demi-mots Jacques Maréchal, c’est ni plus ni moins le fameux malaise des cadres qui commençait à poindre à l’aube des années 80, malaise alors totalement inconcevable dans une France où tout allait si bien. Son envie de déserter le temps d’une journée le monde de l’entreprise était une grande première et reflétait bien l’état d’esprit de cette classe-là, une envie d’aller voir ailleurs ce qui se passe.

Faire passer ce message, l’air de rien, tel était le défi des deux hommes. Le meilleur paravent étant bien évidemment de placer l’argument «comédie» pour que la principale chaine n’y voit que du feu. La caution Failevic alors au sommet de sa carrière n’y serait pas pour rien, soutenue par un Jean-Claude Carrière déjà scénariste chevronné après de longues collaborations fructueuses pour Pierre Etaix et Luis Bunuel.

C’est ainsi qu’une grande oeuvre ô combien subversive vit le jour à la télé française en totale indépendance.

« Je suis né là »

A l’origine du Franc-tireur, il y a la rencontre entre Carrière et Failevic.

A la veille des années 80, les deux hommes ne s’étaient pas encore croisés.

C’est Carrière qui fit le premier pas après avoir vu un téléfilm de Failevic, «Le temps d’un été», convaincu de l’importance d’une oeuvre qui traitait déjà d’un fait de société nouveau, un viticulteur interprété par Pierre Maguelon, le futur Terrasson des brigades du tigre, voyait sa progéniture déserter le nid familial et par la même occasion, ne pas reprendre son héritage. Lui avait décidé d’y rester, quitter sa terre serait un parjure. Déjà une thématique de l’empêcheur de tourner en rond qui trouverait un relai avec le personnage de Jacques Maréchal dans «Le franc-tireur».

D’autres thématiques importantes y étaient évoquées : l’abandon de la terre, la difficulté des paysans à trouver l’âme soeur… Bref, Carrière eût un véritable coup de coeur pour ce «temps d’un été» qui se déroulait dans sa région, L’hérault.

« Je suis né là, à cet endroit du sol, nous dit le scénariste, peu de gens peuvent en dire autant, témoigner de l’endroit exacte où ils sont nés, marcher sur le territoire de leurs ancêtres… »

Très attaché à sa terre, Jean Claude Carrière possède une maison dans le Languedoc où il se rend fréquemment.

En Failevic, le scénariste avait décelé un fin observateur doublé d’un professionnel de terrain qui avait pris le temps de se renseigner sur le quotidien des paysans, des gens dont se sent proche le scénariste et ce depuis sa tendre enfance. «Chez Failevic, j’étais comme chez moi, au milieu d’amis» conclu Jean-Claude à l’issue de la vision de ce téléfilm qui n’a jamais fait l’objet d’une réédition.

« Failevic, c’est d’abord une oreille…. »

De ce téléfilm va naitre une amitié entre les deux hommes ainsi qu’un profond respect réciproque, c’est Jean-Claude Carrière qui exprima l’envie de travailler avec Failevic. Peu lui importe de travailler pour la télé, genre très méprisé à l’époque, du moment qu’il collabore avec un homme qu’il considère comme un grand chef d’orchestre.

« Maurice, c’est une oreille avant tout ! » nous avertit Jean-Claude Carrière.

La petite musique des dialogues fait évidemment partie des atouts majeurs du téléfilm. Pas la moindre fausse note nous rappelle le scénariste qui au préalable avait assisté à des séminaires et autres réunions de cadres, histoire de s’imprégner du «parler d’entreprise», telle que la scène d’ouverture où chaque employés utilisent des codes chiffrés pour évoquer les produits fertilisants.

Maurice Failevic fut de la race des seigneurs de la télévision. Cette génération de nouveaux réalisateurs formés aux documentaires qui comptait également Marcel Bluwal, Stellio Lorenzi et bien d’autres.

Comme nous le rappelle Jean-Claude Carrière, « s’il fallait témoigner de la France des années 70 jusqu’à la fin des années 90, il suffirait de regarder tous les films réalisés par Maurice Failevic, l’ensemble de sa filmographie est l’exacte radiographie du pays ! »

Ces docu-fictions ont fait le bonheur d’une certaine télévision éducative. Avec des partis pris risqués tels que «Le franc-tireur».

Que ce soit avec «L’échange» qui aborde les problèmes de l’immigration, «Les sangliers», où des viticulteurs se disputent le même terrain, «La belle-ouvrage», sur le quotidien d’un ouvrier tourneur, « Anne-Marie ou ce quelque chose » sur la séparation d’un couple à ce dernier téléfillm, «Jusqu’au bout» tiré d’un fait-divers, la fermeture de l’usine Cellatex, avec le regretté Bernard-Pierre Donnadieu, Maurice Failevic n’aura cessé de témoigner de cette France en pleine mutation, se rangeant du côté des exclus ou des doux rêveurs tels que ce Jacques Maréchal qui mène sa propre guerre à sa façon.

« Travailler à se faire renvoyer…. »

Sur une idée de Maurice Failevic, un employé dans une société de fertilisants cherche à se faire renvoyer pour monter un petit commerce au bord de la mer et par la même occasion, toucher ses indemnités.

En effet, bien curieuse initiative : vouloir se faire virer !

Alors que gronde déjà la rumeur des plans sociaux et autres restrictions budgétaires dans le monde de l’entreprise, conserver sa place était déjà une priorité chez les français.

Or, Maréchal n’en veut plus de cette place, il veut quitter le trafic et va même s’y consacrer à temps plein, encouragé par sa femme et son meilleur ami. Polémiquer, chercher des noises à ses supérieurs, pinailler sur des détails, s’inventer une fausse maladie…

Déployant des trésors d’inventivité pour parvenir à ses fins, Maréchal va voir chacune de ses actions contre le patronat le rapprocher peu à peu de ses collègues dont il se moque au final.

Dans sa quête, il va négliger un aspect fondamental, le facteur humain. Finalement l’ennemi était retranché dans son propre camp.

Mécanique effroyable que ce «franc-tireur» car rien ne se passera comme prévu, le pire scénario pour Maréchal étant de se voir rattrapé par la propre meute qu’il veut quitter désespérément.

De la part de Failevic, il était gonflé de faire de ce personnage un manipulateur qui ne défend que sa propre cause, grande première pour une oeuvre télé, l’individualité poussée à son extrême. Derrière la légèreté du ton se cache une oeuvre bien plus noire qu’elle n’y parait !

«Travailler à se faire renvoyer» était donc le postulat de base qui avait séduit Jean-Claude Carrière, toujours apte à traquer l’étrangeté dans un quotidien déjà assombrie par les réalités économiques. On pouvait également faire confiance au scénariste pour prendre le relais et imaginer la pire des machinations car en effet, à sa manière, Jacques Maréchal sera broyé par un système qu’il a lui-même mis en place !

« Maréchal, vous êtes un symbole… »

Cet homme, ce cadre parmi tant d’autres, ce symbole, c’est le comédien Bernard Le Coq, tout en nuances, qui commençait à faire parler de lui.

La meilleure incarnation du cadre tel qu’on l’imagine à cette époque, tout droit sortis des cases d’une BD de Lauzier, le grand porte parole de la condition des cadres.

Certes, pour faire passer la pilule, il fallait un acteur de la trempe de Lecoq avec ce physique de l’emploi. « C’est l’employé modèle, comme le précise Jean-Claude Carrière, il a ses casiers bien en place, à l’image de son créateur en somme, Maurice Failevic … mais derrière ses lunettes, c’est une toute autre affaire…»

Le choix de Bernard Le Coq n’était pas innocent pour les deux auteurs, conscients qu’il fallait un acteur au physique rassurant, sorte de gendre idéal, mais qui au fond ne demande qu’à semer le trouble. Dans ce téléfilm d’abord et si tant est que le comédien ait persévéré dans cette veine-là, pourquoi pas carrément dans le cinéma français !

Le Coq, c’est déjà un second rôle à la classe folle qu’on avait identifié dans des dramaticomédies du type «Le concierge» de Jean Girault ou «Les feux de la chandeleur» de Serge Korber, mais qu’on aura vu passer aussi bien chez Sautet que chez Pialat.

Puis qui s’est quelque peu perdu, aussi bien à la télé que pour le cinéma avant de devenir une institution avec ses interprétations de Jacques Chirac dans «La conquête» de Xavier Duringer et le téléfilm « La dernière campagne » de Bernard Stora, et enfin dans le rôle de Jacques Beaumont pour la série, «Une famille formidable» avec Annie Duperey.

« Le franc-tireur » restera sûrement l’une de ses meilleures compositions.
La dernière image, révélatrice, peut nous laisser penser que Le Coq voyait déjà défiler sa filmographie, impuissant comme Maréchal, de n’avoir pu s’émanciper du petit écran.

« Le diable dans la boite est plus réaliste… »

Mais qui se souvient du franc-tireur et de son exacte contraire, «Le diable dans la boite» ?

Quand on étudie la filmographie de Jean-Claude Carrière, on constate en effet que «Le franc tireur» et son frère jumeau «Le diable dans la boite» tiennent une place à part dans les commandes du scénariste.

Suite à ces nombreuses collaborations pour Pierre Etaix et Luis Bunuel, Il y a en effet ce téléfilm qui vient après – curieux hasard, un film tourné un an auparavant par le réalisateur Pierre Lary, «Le diable dans la boite» avec Jean Rochefort dans le rôle d’un cadre qui se fait virer, lui, mais qui veut garder sa place au sein de son entreprise. A ses côtés, il y a déjà un Bernard Lecoq dans son costume de cadre irréprochable qu’il ré-enfilerait très bientôt !

L’un veut rester ; l’autre veut s’en échapper, extérieur/intérieur. Indiscutablement, les deux films se répondent.

«En un sens, le diable est plus réaliste, et plus ancré dans une réalité sociale» nous dit Carrière convaincu que la démarche d’un Rochefort est plus en rapport avec l’époque qu’un Maréchal/Le Coq qui veut tirer sa révérence.

«Le diable dans la boite» avait remporté un succès en salle. De là à imaginer que Failevic eût l’idée d’en faire l’inverse et par la même occasion, collaborer avec Jean-Claude Carrière qui n’a pas dû se faire prier, déjà imprégné du monde de l’entreprise.

La thématique inversée entre les deux films ne pouvait pas être un choix innocent chez Jean-Claude Carrière.

Suite à ces deux essais, Jean-Claude Carrière va collaborer à l’écriture du «Papillon sur l’épaule» pour Jacques Deray. Une autre forme de machination, Kafkaïenne en diable, mais pas si éloignée de toute l’absurdité bureaucratique d’un Franc-tireur.

Cette brèche dans la filmographie de son auteur nous semblait un moyen idéal pour l’approcher mais sans trop espérer qu’il nous réponde.

« L’exact contraire de ce que j’ai écrit… »

Nous sommes en 2015.

Jean-Claude Carrière a ce parcours qu’il est inutile de citer. L’une de ses grandes dernières oeuvres, c’est ce scénario pour le réalisateur Jonathan Glazer, « Birth ». Avec Gérard Brach, Carrière est l’un de nos plus grands conteurs au cinéma.

Quand un mail lui est envoyé au sujet de ce très vague téléfilm diffusé en 1978, peu probable que le monsieur se manifeste et pourtant, interpellé, il répond présent pour somme toute un petit film télé mais qui a un capital sympathie, surtout qu’il provient d’un homme qu’il admire, Maurice Failevic.

C’est également une porte dérobée, une parenthèse enchantée, quelque peu méconnue dans son oeuvre immense, cette approche le séduit, on le sent ravi de nous en parler même si après 40 ans, il reconnait ne plus très bien se souvenir de cette expérience.

Dans sa demeure parisienne, un peu avant de démarrer l’entretien filmé, il suffit de lui montrer quelques minutes du final du franc tireur pour qu’il témoigne plus de son affection pour un Failevic que pour son propre travail, reconnaissant bien volontiers qu’une générations d’auteurs de télé tels que Failevic ou Verhaegue ne soient pas plus reconnus.

Jean-Claude Carrière met sur un même piédestal ses collaborations pour Bunuel et ce téléfilm pour Failevic qu’il estime être le plus grand metteur en scène avec lequel il ait collaboré, rien que ça !

Il reconnait bien volontiers avoir écrit l’inverse de ce qu’il avait raconté mais qu’il voit plus comme un acte manqué, bien que… visionnaire, il avait dû en effet prédire les ravages de la mondialisation.

L’aspect social est bien évidemment à prendre en compte, c’était dans l’air du temps, des chanteurs comme Eddy Mitchel avec « Il ne rentre pas ce soir » ou Michel Delpech avec « Ce Lundi-là » se faisaient les porte-paroles de cette réalité économique.

D’autres films emblématiques et dénonciateurs allaient suivre le même chemin, «L’argent des autres» de Christian de Chalonge et «L’imprécateur» de Jean-Louis Bertuccelli.

« Cela m’a beaucoup touché que vous me parliez du franc-tireur » nous dira-t-il au final car peu de gens s’en souviennent, en effet…»

Avant de repartir, un dernier coup d’oeil sur l’antre du maitre, une photo encadrée retient notre attention, Jean-Claude Carrière et Luis Bunuel y posent, entourés de quelques pointures du cinéma hollywoodien : Wilder, Hawks, Ford, Wyler et Mankiewicz, et de réaliser que si Carrière est un immense monsieur, il fut également le témoin privilégié d’un monde qui n’est plus.

L’œuvre de Maurice Failevic est invisible hormis un DVD, « De la belle ouvrage » édité chez L’INA.